La traversée des Grandes Jorasses : une aventure hors du commun
Étienne Klein me confia un jour l’un de ses rêves d’alpiniste : monter au sommet des Grandes Jorasses. La traversée des six sommets de cette montagne emblématique – pointe Young, pointe Marguerite, pointe Hélène, pointe Croz, pointe Whymper, pointe Walker – est l’un des plus beaux parcours d’arêtes d’altitude du massif du Mont-Blanc.
J’ai alors imaginé capter cette longue déambulation aérienne, ramener des images et une histoire qui sorte du discours de la performance et exprime les fulgurances esthétiques de l’alpinisme. J’imaginais une conversation de gens « de bonne compagnie » à plus de 4000 mètres d’altitude. J’ai toujours été un prosélyte de l’alpinisme heureux.
En compagnie d’Étienne, je me délectais d’avance du plaisir du langage, des parallèles inattendus, des digressions curieuses, des anagrammes énigmatiques. Mais rien ne s’est passé comme prévu. L’été caniculaire, les chamboulements du terrain dus aux effets du réchauffement climatique, l’irruption d’un orage et de la foudre… notre cordée a été secouée.
Notre déambulation est devenue un jeu d’équilibre où la confiance et l’engagement ont été mis à l’épreuve des éléments. Sur le terrain, le badinage a rapidement laissé place à un alpinisme âpre auquel je n’avais pas préparé Étienne !
Étienne Klein, philosophe des sciences et narrateur de l’altitude
Grand scientifique, Étienne Klein s’applique à la vulgarisation du savoir. Il fait partie de ces médiateurs qui tirent leurs interlocuteurs vers le haut. À sa manière, il guide. Les concepts sont pour lui autant d’outils pour se déjouer des simplifications et des clivages. Par ses mots, il nous amène ailleurs.
L’idée de la narration de « L’esprit de cordée » était de s’appuyer sur le jeu du langage, le goût des mots et des nuances, l’art d’expliciter sans caricaturer. La contribution d’Étienne à la narration du film était d’accepter la présence de la caméra dans un moment de loisir personnel, d’accepter la captation dans un milieu qui n’est pas le sien et où il savait qu’il pouvait être en déséquilibre. Une belle preuve de confiance et d’humilité.
La symbolique de la cordée : entre réalité physique et métaphore
L’image de la cordée est tellement puissante qu’elle est utilisée à foison jusqu’à en perdre parfois son essence et sa vitalité. De la politique au développement personnel en passant par le coaching, l’image d’hommes reliés, partageant efforts et gestion des dangers, tendus vers un même objectif, est trop belle pour être caricaturée.
Au cours de la traversée des Grandes Jorasses, notre cordée est interrogée et permet, me semble-t-il, de parler de solidarité, de gestion de l’effort, de partage de décision. Dans le flux de la réalité de l’escalade, une tension se dégage alors qu’il n’y a pas la dramaturgie apportée classiquement par les escalades extrêmes. Le guide s’encorde pour s’accorder avec son compagnon d’aventure. La sincérité des émotions vécues par Étienne et son art du récit ont fait le reste.
Les défis imposés par le réchauffement climatique à l’alpinisme
Le réchauffement climatique transforme radicalement le terrain de jeu de l’alpinisme. Le retrait des glaciers laisse place à un nouveau territoire, souvent ardu et instable. La fonte du permafrost déstabilise un univers qui paraissait immuable.
La pratique de l’alpinisme s’en trouve complexifiée. Il n’est pas impossible de continuer de courir la montagne, mais les approches sont plus longues et plus compliquées, les escalades plus aléatoires, les saisonnalités chamboulées. Pour les alpinistes, il y a une véritable remise en cause de certaines pratiques.
Mais il ne faut pas s’y tromper : la question majeure n’est pas la manière dont le réchauffement climatique impacte l’alpinisme et la manière dont les pratiquants doivent adapter leurs errances en altitude. La question est bien de prendre toute la mesure des signaux que nous renvoient les changements de la haute montagne.
Quel avenir pour la montagne et ses pratiquants ?
À l’échelle planétaire, les montagnes et les glaciers sont des lanceurs d’alerte de l’évolution du climat. La question fondamentale n’est pas le devenir d’une pratique – l’alpinisme – mais celle de savoir quel monde sera laissé aux générations futures.
Pratiquer l’alpinisme ou venir visiter les sites emblématiques de nos montagnes (en particulier les zones glaciaires comme la mer de Glace) est un antidote puissant au déni des effets du réchauffement climatique.
Continuer à documenter les mutations de la montagne
Oui, bien sûr. Mais il y a aussi un défi à ne pas s’enfermer dans un discours systématique de dénonciation, de ne pas tomber dans un autre « politiquement correct » consistant à cultiver une forme de solastalgie.
Tout récit de sports-aventure ne doit pas se sentir obligé d’aborder nécessairement la problématique du réchauffement climatique, car il y a un risque de transformer l’alerte en prétexte. Ce serait, à mes yeux, totalement contre-productif.
Dans le projet de L’esprit de cordée, l’impact du réchauffement climatique n’était pas le sujet premier. Nous avons été rattrapés par une vérité qui a transformé notre escalade. Le documentaire apporte cette liberté d’adapter le récit imaginé à la réalité rencontrée. Dans les Grandes Jorasses, nous avons été servis au-delà de nos espérances !
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